L’importance de rester visionnaire en temps de crise

Aujourd’hui, tout dirigeant d’entreprise est en train d’œuvrer à maintenir son navire à flot. Car la tempête est forte et elle risque de noyer même le plus sophistiqué des navires. Pour la plupart des entreprises, les clients sont presque tous fermés, des millions de consommateurs sont sans emploi et ne peuvent donc pas acheter les produits et services, et les chaînes d’approvisionnement sont perturbées, voire même rompues. Enfin, en se référant à son manuel de navigation le plus exhaustif, un dirigeant d’entreprise réalise qu’il ne dispose pas des instructions spécifiques à ces conditions extrêmes. Personne ne lui a appris à naviguer les aléas d’une pandémie globale pour mener à bien une entreprise souffrante d’une crise de la demande, d’une crise de l’offre, d’employés contraints à rester chez eux, de restrictions gouvernementales suffocantes. Toutes les théories qui avaient jusqu’alors soutenu son modèle commercial et organisationnel se retrouvent aujourd’hui bouleversées, et les changements qu’il pourrait avoir eu cinq ans à anticiper dans un environnement normal peuvent se dérouler en quelques semaines ou quelques mois.
La pandémie liée au Covid-19 secoue l’économie mondiale et perturbe notre façon de mener les affaires. L’environnement commercial dans lequel les entreprises vont atterrir à la fin de la pandémie risque d’être très différent de ce qu’il était avant la crise. Si les dirigeants se limitent aujourd’hui à gérer les retombées immédiates de la pandémie, ils risquent d’arriver à l’après-crise complètement mal préparés à affronter les défis post-pandémiques. L’histoire l’a longtemps montré, il faut toujours garder un pas d’avance, il faut savoir se préparer à la suite.
Le leader visionnaire n’est pas celui qui réagit simplement aux menaces les plus imminentes auxquels il est confronté, c’est celui qui regarde au-delà de l’horizon sombre, qui sait construire, malgré les défis qui l’affrontent, une vision cohérente pour un avenir meilleur pour son organisme. La vision est exceptionnellement urgente lors d’une crise globale et menaçante comme celle que nous vivons aujourd’hui. Un bon dirigeant se doit d’élaborer une vision à long terme de ce à quoi il aspire pour son entreprise dans cinq ou même dix ans. Cela reste toujours difficile à voir mais les germes des prochaines grandes industries sont plantés aujourd’hui.
Bien évidemment, personne ne peut prévoir l’avenir avec certitude parfaite, mais un dirigeant talentueux peut développer beaucoup de clarté sur ce que son entreprise pourrait et devrait devenir, créer un plan d’action, et le mettre en mouvement.
Mark W. Johnson et Josh Suskewicz, respectivement auteur et co-auteur du livre « Lead from the Future », détaillent dans leur ouvrage les étapes essentielles à suivre afin d’élaborer une vision de succès pour son entreprise :
Passer du temps à envisager l’avenir de son organisme. Idéalement, un dirigeant devrait consacrer, sur une base hebdomadaire, environ 10 à 20% de son temps au cours des prochains mois à explorer et à imaginer où il souhaite que son entreprise soit lorsque la crise passera. Cette aspiration, bien sûr, devrait être cohérente avec la vision à plus long terme.
Compte tenu des exigences urgentes du présent, certains dirigeants peuvent être tentés de déléguer la responsabilité de ce type de réflexion à d’autres personnes, mais il est essentiel que le PDG, le directeur financier, le directeur de la stratégie et les autres dirigeants clés – les personnes qui signent sur les principales décisions d’allocation des ressources – fassent ce travail elles-mêmes.
Dans ce cadre, il est important d’interroger les éléments qui sont susceptibles de changer chez ses clients, au niveau des marchés détenus par son entreprise et ceux susceptibles de changer dans son environnement d’exploitation, et d’interroger les éléments qui sont moins aptes à évoluer suite à la crise. Il est également essentiel de se concentrer sur ce dont ses clients auront le plus besoin, sur la façon dont on répondra à leurs demandes nouvelles et en évolution, sur la résonance de ses produits et services dans le marché, et sur ses capacités globales.
Ensuite, il faudra évaluer à quel point ses activités principales seront résilientes à la lumière de ces changements, considérer à la fois les menaces et les opportunités, et identifier les éléments de son portefeuille qui peuvent ne plus être pertinents et qui devront être vendus ou fermés, ainsi que les opportunités d’accélérer de nouvelles offres de croissance.
Élaborer une « rétro-stratégie » pour ramener son avenir envisagé à aujourd’hui. En se positionnant à l’avenir et en reculant, on peut tracer un chemin de son aspiration à long terme et à moyen terme (le point focal post-crise), et de là à aujourd’hui, on peut effectuer une rétro-ingénierie sur une série de repères et d’étapes à intervalles réguliers en cours de route. La raison de commencer dans le futur et de «reculer» est que (1) cela permet de visualiser ce que l’entreprise peut devenir sans être trop contraint par la situation actuelle; (2) cela oblige à penser concrètement et en termes d’argent, et finalement (3) cela aide à décider quels investissements doivent être prioritaires.
Les auteurs du livre « Lead from the future » présentent l’exemple suivant, illustration simple du concept de « rétro-stratégie »: supposons qu’un dirigeant soit président d’une université. Il sait que l’apprentissage en ligne sera une partie importante de l’avenir de son établissement et que ce dernier est d’ores et déjà ancré dans les nouveaux modèles d’enseignement supérieur qui mélangent de manière transparente les offres d’apprentissage en ligne et en personne. Cet avenir – déjà en plein essor avant la crise, et maintenant précipité aux heures de grande écoute – s’est accéléré. Ce président d’université devra, dans le cadre de l’élaboration de sa « rétro-stratégie », prendre du recul par rapport à la course folle pour mettre en ligne les cours de cette année (un exploit remarquable, sans aucun doute) et imaginer ce que son université déploiera au début de la nouvelle année universitaire à l’automne 2021. Ensuite, il devra se questionner sur les ressources nécessaires et le calendrier adéquat pour réaliser ses objectifs de la meilleure manière possible. Des systèmes devront être mis en place, le programme verrouillé, des personnes formées et embauchées. Peut-être pourra-il atteindre tous ses objectifs en s’appuyant sur des ressources internes, ou peut-être aura-t-il besoin de s’associer à un collaborateur ou se procurer des produits et services d’un prestataire extérieur. Le semestre d’automne 2020, qui débutera dans quelques mois, sera une excellente occasion de piloter les éléments clés du programme envisagé.
Se préparer à apprendre et à pivoter. Étant donné la rapidité d’évolution de l’environnement actuel, un bon dirigeant doit s’assurer de mesurer, de surveiller et d’examiner officiellement les progrès de son entreprise. Au départ, il est vrai qu’on commence à travailler sur des hypothèses. Mais en les testant dans le monde réel, l’entreprise aura plus de données et d’expérience pour les confirmer ou les réfuter. En fonction de ce qu’elle apprend, elle doit ajuster à la fois sa vision et sa stratégie.
Pendant que le bon dirigeant œuvre à atteindre ses objectifs à moyen et à long terme, il doit veiller à rester attentif aux signaux qu’il reçoit, soient-ils forts ou faibles. Cela nécessite un bon degré d’humilité car il devra probablement renoncer à certaines de ses certitudes après les avoir testées contre la réalité et si elles échouent. La vitesse et l’agilité sont essentielles; un bon dirigeant devra apprendre rapidement, pivoter et régler constamment. Ce faisant, sa vision sera continuellement revisitée et refaçonnée.
Rassembler son équipe autour de sa vision. Afin que ses employés et ses parties prenantes soient convaincus à faire des sacrifices, le bon dirigeant doit les persuader de sa vision et les motiver à la réaliser. A ce stade, une vision à long terme doit, idéalement, être prête et elle se doit d’être inspirante, imprégnée de finalité et garante d’une stabilité relative par rapport aux montagnes russes sur lesquelles on voyage aujourd’hui. Alors qu’une entreprise peut réussir sans avoir de mission explicite, il existe une association étroite entre les missions et les marges réalisées
Mark W. Johnson et Josh Suskewicz, partenaires chez le cabinet de conseil en stratégie Innosight et contributeurs à la HBR 2020, présentent plusieurs exemples d’entreprises qui ont réussi à réaliser des transformations à grand impact. Siemens, par exemple, a récemment adopté une mission explicite de servir la société alors que le chinois Tencent avait annoncé sa quête pour créer une «technologie pour le bien social ». Au Danemark par ailleurs, Ørsted est passée d’une entreprise de gaz naturel en difficulté à une société éolienne de pointe, augmentant ses bénéfices nets d’environ 3 milliards de dollars par an. Ørsted a développé d’elle-même une vision d’entreprise verte, cette dernière inspire non seulement ses employés à être performants, mais elle aide aussi ses dirigeants à maintenir une stratégie ciblée vers leurs grands objectifs.
Face aux défis existentiels qu’on affronte tous aujourd’hui, il est très facile pour nous d’oublier de voir l’image complète et de se concentrer uniquement à maîtriser les éléments de nos vies que nous pouvons encore sauver. Il en va naturellement de soi pour les dirigeants de nos Etats et des entreprises qui constituent notre tissu économique, mais s’oublier à gérer uniquement les aléas imminents de la crise peut s’avérer dangereux pour la suite. Important est-il toujours de rappeler l’importance d’avoir une vision pour l’avenir et le long-terme, et d’avertir que ce sont les dirigeants qui gèrent en même-temps le quotidien et l’avenir, aussi imprévisible soit-il, qui réussiront à sortir de la crise avec des entreprises plus fortes et plus résilientes.